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Hela, 2727
En entrant dans le donjon du doyen, Rashmika constata avec soulagement qu’il était seul. Le chirurgien général n’était pas là. Elle ne raffolait pas de la compagnie du doyen, mais elle appréciait encore moins son médecin personnel et ses manières obséquieuses. Elle l’imaginait en train de rôder dans la Morwenna, absorbé par les tâches inhérentes au ministère du Sang, ou s’adonnant aux pratiques indicibles dont la rumeur disait qu’il était amateur.
— Vous êtes bien installée, j’espère ? lui demanda le doyen alors qu’elle s’asseyait à la place consacrée, au milieu de la forêt de miroirs. Mademoiselle Els, je suis extrêmement impressionné par votre réceptivité. Grelier a été bien inspiré de vous faire venir.
— Je me réjouis d’avoir pu vous être utile, répondit Rashmika.
Elle se versa une minuscule dose de thé en s’efforçant d’empêcher ses mains de trembler. La seule idée de se trouver dans la même pièce que la poupée d’acier suffisait à lui mettre les nerfs en pelote, mais elle tenait à entretenir une illusion de calme.
— Oui, c’est un sacré coup de chance, répondit Quaiche.
Il était presque immobile, et seules ses lèvres bougeaient. Il faisait plus froid que d’habitude, dans le donjon, et à chaque mot elle voyait un nuage de vapeur flotter devant sa bouche.
— Au point qu’on pourrait se demander si c’est vraiment un hasard, ajouta-t-il.
— Je vous demande pardon, Doyen ?
— Vous voyez, sur la table, près du service à thé, la boîte de malachite… ?
Rashmika ne l’avait pas encore remarquée, mais elle était sûre qu’elle n’était pas là lors de ses précédentes visites. Elle reposait sur de petits pieds, comme des pattes de chien. Elle la ramassa, la trouva plus légère qu’elle ne s’y attendait, ouvrit le fermoir de métal doré et souleva le couvercle. Elle contenait une grande quantité de papiers : des feuilles et des enveloppes de tous les formats et de toutes les couleurs, soigneusement attachées avec un élastique.
— Allez, fit le doyen. Jetez-y un coup d’œil.
Elle fit glisser l’élastique, étala les feuilles sur la table, en choisit une au hasard et la déplia. Le papier lilas était si fin qu’il n’était écrit que d’un côté. Elle reconnut l’écriture appliquée à travers le papier, avant même de retourner la feuille. L’encre rouge foncé était la sienne : enfantine, mais immédiatement reconnaissable.
— Ce sont mes lettres, dit-elle. La correspondance que j’ai adressée au groupe d’études archéologiques sponsorisé par l’Église.
— Vous êtes étonnée de les retrouver ici ?
— Je suis étonnée qu’on les ait réunies et portées à votre attention, répondit Rashmika. Mais dans le fond, ces lettres étaient adressées à un organisme placé sous la tutelle de l’Église adventiste.
— Vous êtes en colère ?
— Ça dépend.
Elle l’était, mais ce n’était qu’une émotion parmi plusieurs autres.
— Le groupe d’études a-t-il jamais lu ces lettres ?
— Les premières, répondit Quaiche. Mais les autres ont été presque toutes interceptées avant de parvenir aux chercheurs. Ne le prenez pas pour vous : c’est juste qu’ils reçoivent assez de littérature saugrenue comme ça. S’ils devaient répondre à tous les courriers de cinglés qui leur parviennent, ils ne feraient que ça.
— Je ne suis pas cinglée, objecta Rashmika.
— Non, mais à en juger par le contenu de cette correspondance, vous avez un point de vue quelque peu dissident sur la question des Shifteurs, vous ne trouvez pas ?
— Évidemment, si vous considérez la vérité comme une position dissidente…, contra Rashmika.
— Vous n’êtes pas la seule. Les équipes de recherche reçoivent beaucoup de lettres d’amateurs animés des meilleures intentions du monde. Elles sont pour la plupart rigoureusement sans intérêt. Tout le monde a sa petite théorie chérie sur les Shifteurs. Malheureusement, ces gens-là n’ont pas la moindre idée de ce qu’est l’approche scientifique.
— C’est plus ou moins ce que je dirais de vos équipes de recherches, lâcha Rashmika.
Sa témérité le fit rire.
— Vous ne doutez vraiment de rien, hein, mademoiselle Els ?
Elle remit les papiers en vrac dans la boîte.
— Cette correspondance n’enfreint aucune loi, répliqua-t-elle. Et si je ne vous en ai pas parlé, c’est que vous ne m’avez jamais demandé de le faire.
— Je n’ai jamais dit que vous aviez commis une infraction. J’étais juste intrigué. J’ai lu vos lettres, vu votre thèse mûrir avec le temps. Franchement, je pense que certains de vos arguments méritent considération.
— Heureuse de vous l’entendre dire.
— Ne prenez pas ce ton ironique. Je le pense vraiment.
— Vous vous en fichez pas mal, Doyen. Tout le monde s’en fiche, dans l’Église. Et pourquoi s’en soucierait-on ? La doctrine interdit toute explication qui s’écarte du dogme.
— C’est-à-dire ? demanda-t-il comme par jeu.
— Que les Shifteurs sont un détail, un incident, que leur extinction n’a aucun rapport avec les éclipses. S’ils jouent un rôle théologique, c’est seulement en tant que mise en garde contre l’hubris, et pour souligner le besoin urgent de sauvetage.
— Une culture non humaine éteinte n’est guère un mystère, ces temps-ci, hein ?
— Cette fois, c’est différent, dit Rashmika. Ce qui est arrivé aux Shifteurs n’a rien à voir avec ce qui est arrivé aux Amarantins, ou à n’importe laquelle des autres civilisations disparues.
— C’est l’esprit de votre théorie, c’est ça ?
— Je pense qu’il pourrait nous être utile de savoir ce qui leur est arrivé, dit-elle en tapotant le couvercle de la boîte avec ses ongles. Ils ont été anéantis, mais ça ne porte pas la marque des Inhibiteurs. Ceux qui ont fait ça ont laissé trop d’indices derrière eux.
— Les Inhibiteurs étaient peut-être pressés. Il se sont contentés d’effacer les Shifteurs et ne se sont pas inquiétés de leurs artefacts culturels.
— Ce n’est pas leur méthode. Je sais ce qu’ils ont fait aux Amarantins. Il n’est rien resté sur Resurgam, en dehors de ce qui était enfoui – délibérément enfoui sous des mètres de roche. Je sais comment c’était, Doyen : j’y suis allée.
Il tourna la tête vers elle, une lueur brillant dans ses yeux maintenus ouverts par les écarteurs.
— Vous y êtes allée ?
— Je veux dire, rectifia-t-elle précipitamment, que j’ai lu tellement de choses à ce sujet, j’y ai si souvent pensé que c’est comme si j’y étais allée en personne…
Elle eut un frémissement : il était facile de rhabiller cette déclaration, rétrospectivement, mais quand elle l’avait laissée échapper, elle avait eu la conviction ardente que c’était la pure et simple vérité.
— Le problème, fit Quaiche, c’est que si vous éliminez les Inhibiteurs comme agents de la destruction d’Hela, vous devez trouver un autre coupable. D’un point de vue philosophique, ce n’est pas comme ça que nous aimons procéder.
— Il se peut que ce ne soit pas élégant, répondit-elle, mais si la vérité exige un deuxième ou même un troisième agent, nous devrions avoir le courage d’accepter l’évidence.
— Et j’imagine que vous avez une idée de qui ou de quoi il pourrait s’agir ?
Elle ne put s’empêcher de jeter un coup d’œil en direction du scaphandre spatial soudé. Son attention ne s’était égarée que l’espace d’un bref instant, et il était peu vraisemblable que le doyen l’ait remarqué, mais elle en était ennuyée quand même. Dommage qu’elle n’arrive pas à contrôler ses propres réactions aussi bien qu’elle déchiffrait celles des autres…
— Non, répondit-elle. Mais j’ai des soupçons.
Les miroirs se déplacèrent selon une onde de mouvement, pour suivre la couchette du doyen qui changeait de position.
— La première fois que Grelier m’a parlé de vous, quand nous avons commencé à nous dire que vous pourriez vous révéler utile pour moi, il a dit que vous meniez une sorte de croisade personnelle, en rapport avec votre frère. C’est vrai ?
— Mon frère avait rejoint les cathédrales, répondit-elle sans se mouiller.
— Et vous vous en faisiez pour lui. Vous n’aviez pas de nouvelles depuis quelque temps, et vous vous êtes mis dans l’idée de partir à sa recherche. C’est bien l’histoire que vous lui avez racontée ?
Il avait une façon de présenter l’affaire qu’elle n’aimait pas beaucoup.
— Et alors ?
— Eh bien, je me demande si c’est vraiment la raison pour laquelle vous avez fait tout ce chemin, Rashmika, ou bien si ce n’est qu’un prétexte pour justifier votre quête, en la faisant paraître moins vaine sur le plan intellectuel.
— Je ne vois pas ce que vous voulez dire.
— Je pense que vous avez renoncé depuis des années à revoir votre frère. Vous savez, au fond de votre cœur, qu’il n’est plus là. En réalité, vous ne vous intéressez qu’aux Shifteurs, et à la théorie que vous avez échafaudée sur eux.
— Ce serait bien présomptueux…
— Ce n’est pas ce que dit ce paquet de lettres. Elles trahissent une obsession profondément enracinée, très inhabituelle chez une enfant.
— Je suis venue ici pour Harbin.
— Vous êtes venue ici pour moi, Rashmika, poursuivit-il avec la calme insistance d’un professeur expliquant une subtilité grammaticale à un élève. Vous êtes venue sur la Voie dans l’intention de gravir les échelons de la hiérarchie jusqu’au sommet de la cathédrale parce que vous étiez convaincue que je détenais la clé des recherches qui vous passionnent, les réponses dont vous avez besoin, comme une droguée.
— Je ne me suis pas invitée ici, répondit-elle avec la même emphase. C’est vous qui êtes venu me chercher alors que je devais rejoindre la Catherine de Fer.
— Vous auriez réussi à arriver ici tôt ou tard, comme une taupe qui remonte à la surface. Vous vous seriez rendue utile dans l’un ou l’autre des groupes d’études, et à partir de là, vous auriez trouvé le moyen de remonter jusqu’à moi. Ça aurait pris des mois ou des années, mais Grelier – béni soit son sordide petit cœur – a précipité des événements qui étaient déjà sur des rails.
— Vous vous trompez, dit-elle, les mains tremblantes. Je ne voulais pas vous voir. Je n’avais pas envie de venir ici. Pourquoi cela aurait-il été tellement important pour moi ?
— Parce que vous vous étiez fourré dans la tête que je savais des choses, répondit le doyen. Des choses importantes.
Ses mains cherchèrent la boîte.
— Je prends ça, dit-elle. C’est à moi, après tout.
— Les lettres sont à vous. Et vous pouvez garder la boîte.
— Alors, c’est fini ?
— Fini, mademoiselle Els ? Quoi donc ? releva-t-il, surpris.
— Notre contrat. Mon engagement.
— Je ne vois pas pourquoi nous y mettrions fin, dit-il. Comme vous l’avez dit, on ne vous a jamais demandé de mentionner votre intérêt pour les Shifteurs. Vous n’avez commis aucune infraction, aucun abus de confiance.
Ses mains laissèrent des marques de sueur sur la boîte. Elle ne s’attendait pas à ce qu’il lui permette de la garder. Toute cette correspondance perdue… De petits messages tristes et graves, de son moi passé au moi présent.
— Je pensais que vous étiez mécontent, dit-elle.
— Vous pouvez encore nous être utile. À vrai dire, j’attends d’autres Ultras d’ici peu. J’aimerais avoir votre avis sur eux, que vous me fassiez part de vos observations, de ce que vous dicte votre intuition. Vous pouvez faire ça pour moi, non ?
Elle se leva, les mains crispées sur la boîte, comprenant, au ton de sa voix, que l’entretien était terminé.
— Je peux… vous demander quelque chose ? bredouilla-t-elle.
— Je vous ai posé suffisamment de questions. Je ne vois pas pourquoi je vous interdirais de m’interroger.
Elle hésita. Elle aurait voulu lui parler d’Harbin. Le doyen devait savoir ce qui lui était arrivé : même s’il n’avait jamais vu son frère de sa vie, il ne lui aurait pas été difficile de dénicher la vérité dans les archives de la cathédrale. Mais à présent que le moment était arrivé – ça y était, le doyen lui avait permis de poser sa question – elle savait qu’elle n’aurait pas la force de le faire. Non qu’elle craignît d’entendre la vérité ; elle la soupçonnait déjà. Ce qui l’effrayait, c’était de découvrir comment elle réagirait quand la vérité lui serait révélée. Et si elle s’apercevait qu’elle ne se souciait pas autant d’Harbin qu’elle le prétendait ? Et si tout ce que le doyen lui avait dit était vrai, si Harbin n’était qu’un prétexte qu’elle se donnait pour sa quête ?
Pourrait-elle le supporter ?
Rashmika déglutit. Elle se sentait très jeune, très seule.
— Je voudrais vous demander si vous avez jamais entendu parler des ombres, dit-elle.
Le doyen ne dit rien. Et elle se rendit compte qu’il ne s’était pas engagé à lui répondre.